Le rôle de la poésie
Étymologiquement (le verbe grec poiein signifie créer), la poésie est invention. Son rôle est d'évoquer la réalité de façon créatrice, d'interpréter le réel, ou de faire naître un univers qui lui est propre, à travers le langage. Elle dispose à cette fin de formes spécifiques qui l'éloignent, ou parfois la rapprochent de la prose.
1. La transcription du réel
La poésie peut transcrire le réel en le décrivant à la manière d'un tableau, selon la conception d'Horace[1]. Cette peinture de la réalité est sensible dans la Satire de Boileau, dans « les Usines » de Verhaeren ou dans les Fables de La Fontaine, qui décrivent de façon critique la société du XVIIe siècle.
La réalité devient « poétique » à travers un langage particulier et divers procédés d'écriture accumulations et hyperboles dans la Satire de Boileau, images et rythmes chez Verhaeren. Chez La Fontaine, la vivacité des scènes est traduite par les verbes d'action et par les modifications rythmiques nées de l'alternance de vers de longueurs différentes. La réalité est parfois plus suggérée que décrite. La poésie met alors en jeu la sensibilité et l'imagination pour révéler des réalités cachées. La poésie symboliste cherche à déchiffrer l'essence de la réalité à travers les apparences, par le jeu des correspondances, des analogies, des rapprochements, comme le font Baudelaire, Verlaine et Rimbaud. Cette « suggestion», sorte de « sorcellerie évocatoire », peut conduire à l'hermétisme[2] : par exemple le poème de Mallarmé « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui » reste obscur et le poète indique lui-même qu'il doit y avoir toujours énigme en poésie.
A partir de l'évocation du réel, la poésie peut aussi chercher à émouvoir la sensibilité du lecteur. Toute poésie engagée a cette mission, particulièrement la poésie de la Résistance (Aragon « Le musée Grévin », Desnos « Ce cœur qui haïssait la guerre », Eluard « Au Rendez-vous allemand »). Elle utilise souvent des images frappantes et brutales, comme le tableau des fusillés de Châteaubriant (Cadou « Les Fusillés de Châteaubriant », et des répétitions très rythmées comme dans Le Musée Grévin d’Aragon. Par ces trois vocations, la poésie reste en relation avec la réalité extérieure, qu'elle déchiffre et présente sous une forme inattendue, qui s'adresse plus à la sensibilité qu'à la réflexion.
La poésie a aussi pour mission la transcription du monde intérieur. Elle permet en effet au poète de mettre en forme les sentiments qu'il éprouve ceux qui ont trait aux grands thèmes lyriques, comme la mort (Ronsard « Derniers vers »), le temps qui passe (Corneille « Stances à Marquise », Roy « Poésie »), l'amour (Louise Labé « Prédit me fut …», Aragon Le Musée Grévin), la nature (Hugo «Le soleil s’est couché ce soir dans les nuées » in Les Feuilles d’automne). En traduisant poétiquement ses propres sentiments, le poète les dépasse alors, dans une sorte d'universalité des émotions où chacun se retrouve. La poésie dévoile cet univers intérieur par le jeu des images, des rapprochements, par les recherches sonores, par l'harmonie et la musicalité. Comme l'expression musicale, elle dispose en effet de moyens propres à souligner la légèreté ou la gravité, le lyrisme élégiaque ou violent. Le Surréalisme se veut même libération de l'inconscient, grâce à des techniques comme la transcription poétique des rêves et l'écriture automatique[3].
La poésie création
La poésie peut également créer un univers qui lui est propre. Hugo (« Rêverie ») fait surgir toute une ville orientale de ses rêveries. Baudelaire suggère un somptueux univers minéral dans « Rêve parisien ». Cette création peut être celle d'un monde inconnu et le poète devient mage, prophète divin, « Prométhée » selon Rimbaud.
La poésie peut enfin se présenter comme jeu sur le langage. Cette conception, déjà présente au XVe siècle chez les Grands Rhétoriqueurs, au XVIIe siècle chez les poètes de la Préciosité, se retrouve au XXe siècle, avec les recherches de l'Oulipo [4]. Le poète se forge des contraintes, s'interdisant l'emploi de certaines lettres ou s'obligeant à inscrire son poème dans un cadre formel rigoureux. Cette création s'exprime également à travers le rejet des conventions de l'écriture abandon de la ponctuation par Apollinaire, bouleversement de la syntaxe et mélange des registres de langue chez Desnos, alliances de mots inattendues chez Cocteau « Opéra ».
Souffle inspirateur et créateur, selon la tradition, la poésie se donne la double vocation de transcrire et de créer. C'est grâce au langage que s'opère cette transmutation. La poésie s'apparente, comme le disait déjà du Bellay, à une « alchimie », allant avec Rimbaud jusqu'à inventer son propre langage.
La fonction du poète
Mage inspiré par un souffle divin, déchiffreur de symboles ou prophète conducteur de peuples, le poète apparaît tantôt comme une sorte de prêtre, tantôt comme un être maudit. Ces images s'expliquent par les métamorphoses historiques d'une tradition qui remonte à Orphée[5]. Accepté ou rejeté par la société à laquelle il appartient, le poète joue un rôle différent. Mais ces relations sont à double sens et l'intégration, ou le refus, tiennent à la manière dont il accepte, ou non, de se faire le porte-parole d'un état social. Du poète courtisan au poète marginal, l'histoire littéraire comporte quelques constantes. Traducteur d'une réalité cachée, le poète est aussi celui qui se préoccupe de ses semblables car il détient le pouvoir du langage, instrument de révélation ou de création.
Le poète messager du divin
Si l'on se réfère à Orphée 5 et à la tradition platonicienne, le poète est un être inspiré, doté d'un pouvoir de divination : il voit ce qui reste invisible aux autres hommes. Cette conception, reprise par la Pléiade (XVIe), confère au poète un rôle quasi religieux. Ronsard parle de devins, augures et prophètes, et du Bellay accorde à celui qui écrit de la poésie le pouvoir magique de métamorphoser les sentiments et l'expérience en sortilège et en enchantement. C'est aussi l'idée qui parcourt le XIXe siècle et que reprend Saint-John Perse dans son discours de Stockholm. Visionnaire selon Hugo, « voyant » selon Rimbaud « Lettre à Paul Demény », le poète est aussi celui qui, passant à travers une forêt de symboles, établit, dans une « nature espace de communication avec le divin », une relation avec les choses secrètes dont la réalité n'est que l'apparence. Le sonnet « Correspondances » explique ce cheminement, grâce aux synesthésies (= correspondances entre les sens), qui annoncent le langage accessible à tous les sens de Rimbaud. L'affirmation de Baudelaire : J'ai pétri de la boue et j'en ai fait de l'or, symbolise ce rôle de magicien et d'alchimiste. La quête poétique, orientée vers l'idéal, ou « l'azur », est la recherche des significations du monde, et une tentative d'explication de la relation complexe qui unit l'être humain à l'univers. C'est aussi l'orientation du Surréalisme (décalquer l'invisible écrit Cocteau dans « Opéra »), qui va plus loin encore dans l'exploration de l'inconscient. Intermédiaire entre le monde des hommes et celui des dieux, le poète prend la forme de l'Arlequin qu'Apollinaire associe à Hermès « Crépuscule » dans Alcools.
Le messager des hommes
Mage visionnaire, le poète est aussi un guide et un porte-parole qui sait donner forme aux préoccupations, aux soucis et aux espoirs des hommes. II se charge ainsi de témoigner de leur vie, mettant son art au service de leur instruction et de leur réflexion : La Fontaine dans ses fables, Boileau dans ses satires, mettent en scène avec fantaisie ou ironie une humanité censée se corriger en se reconnaissant dans l'image qui lui est offerte. À d'autres époques, le poète célèbre les images nouvelles et séduisantes d'un univers dans lequel il sait déceler les promesses d'une ère de progrès. C'est ce que font Verhaeren, dans « Les Villes tentatculaires », Apollinaire, Cendrars au début du XXe siècle.
Lorsque les événements historiques se chargent de violence et de haine, il incombe au poète de s'engager, parce qu'il est concerné, en situation, comme le rappelle Sartre dans Situations I et II. Témoigner, rassembler, dénoncer, tels sont les devoirs que s'imposent les poètes engagés, au péril de leur vie, bravant les interdits et les menaces. Ronsard, Agrippa d'Aubigné au XVIe, Chénier au XVIIIe, Hugo au XIXe, depuis Guernesey où il s’est exilé pendant tout le règne de Napoléon III, et les poètes de la Résistance pendant la seconde guerre mondiale, ont joué ce rôle dangereux en faisant de leur plume une arme et de leur inspiration un message unificateur. Le poète est en effet celui qui, plus que quiconque, détient la maîtrise des mots, qu'il utilise tour à tour pour charmer ou pour combattre.
Le poète maître du langage
Magicien des mots, le poète détient l'art de la composition musicale et des images. II crée cette sorcellerie évocatoire dont parle Baudelaire. II fait alors du langage plus qu'un moyen d'expression mais un instrument de révélation du monde ou des sentiments, un « outil » d'investigation, générateur de découvertes. Inventeur de formes nouvelles, il est aussi celui qui apprend aux hommes les infinies possibilités du langage, que l'usage courant banalise et affaiblit. Homme de parole, homme de vérité, investi d'une mission, le poète risque d'encourir le mépris de ceux qui ne comprennent pas sa démarche. À l'image du prophète et du magicien, s'ajoute alors celle du saltimbanque qui ne peut vivre sans ses pirouettes et ses jongleries, avec l'espoir secret, comme le personnage de T. de Banville (Odes funambulesques, Variations lyriques (les trois dernières strophes du poème final)), de s'élever jusqu'aux étoiles.
La notion de poésie
Les questions du prochain DST exigent la connaissance de la notion de poésie.
À ce propos, il vous faut savoir définir précisément le terme poétique. Ne cherchez cependant pas d'idées trop compliquées; demandez-vous simplement:
• Qu'est-ce qu'un poète? C'est avant tout un artiste qui a
- un « moi» plus sensible;
- une connaissance plus aiguë et profonde du monde et des hommes;
- la mission de dévoiler le monde intérieur et extérieur aux hommes;
- la capacité de créer un nouvel univers (poiein, en grec, signifie «créer») en choisissant, en transformant la réalité;
- la capacité d'exprimer tout cela dans une langue originale et souvent esthétique.
• Que signifie « poétique»? C'est-à-dire: quelle est l'essence de la poésie?
Notion délicate.
Attention: ce n'est pas forcément un texte en vers comme vous savez. On peut voir la poésie comme:
- une façon différente, peu habituelle de voir le monde et de réagir face à lui, qui en révèle à l'homme ordinaire les aspects cachés ou insoupçonnés. Cette idée vous amène à analyser quelle vision du monde proposent les textes;
- une façon originale de s'exprimer: est poétique ce qui est dit de façon inhabituelle, aussi bien du point de vue du vocabulaire, de la syntaxe, que des procédés de style (images comme les comparaisons ou les métaphores, rythme...). Ce qui vous amène à analyser la langue, le style original des textes;
Attention cette « façon inhabituelle » d’écrire ne vise pas l’originalité en soi, afin simplement d’être « original » mais justement, pour présenter au lecteur une vision nouvelle du monde, il faut trouver une nouvelle manière de l’exprimer (on ne peut dissocier la forme et le fond en littérature comme vous savez).
On peut aussi dégager certains thèmes qui sont récurrents dans la poésie et qu'on qualifie de poétiques. On retiendra, par exemple:
-les sentiments et émotions, le bonheur et le malheur;
-la nature, la beauté (on sait depuis Les Fleurs du Mal de Baudelaire que la « beauté » ne se trouve pas seulement dans le « beau » tel qu’on le conçoit traditionnellement.
Vous pouvez aussi vous reporter à l'anecdote que l'essayiste Roger Caillois raconte: un passant avait écrit sur la pancarte d'un mendiant aveugle, à la place de « Aveugle de naissance»: « Le printemps va venir, je ne le verrai pas. » Pour Caillois, ce passant est un poète (suggestion de tableaux, images, effets de contraste, lyrisme du «je»... font de sa pancarte modifiée un «écart» par rapport au langage ordinaire).
Textes complémentaires sur la fonction du poète :
1- « Hymne à la Beauté », Les Fleurs du Mal, Baudelaire, 1857.
2- « Théophile Gautier », L’art romantique, Baudelaire, 1857.
3- « L’Albatros », Les Fleurs du Mal, Baudelaire, 1857.
4- « Lettre du Voyant» d’Arthur Rimbaud à Paul Demeny, 15 mai 1871.
5- « L’évidence poétique » (extrait), Paul Eluard, 1939.
6- Préface de Poètes français des XIXè et XXè siècles, Serge Gaubert, Gallimard, 1987.
[1] Poète latin (65-8 av. J.C.) auteur d’un art poétique.
[2] Caractère de ce qui est difficile à comprendre. On parle de poésie hermétique chez Mallarmé par exemple.
[3] Influencé par les travaux de Freud sur l’inconscient, André Breton, auteur du Manifeste du Surréalisme, imagina cette technique consistant à écrire le plus rapidement possible, sans contrôle de la raison, sans préoccupations esthétique ou morale, voire sans aucun souci de cohérence grammaticale ou de respect du vocabulaire. L’écriture automatique occupa une place fondamentale dans le surréalisme,
[4] Formé du début des trois mots suivants : OUvroir de LIttérature POtentiel, ce terme désigne un courant de création poétique des années 1960 animé entre autre par George Pérec et Raymond Queneau. Le principe de ce mouvement est de composer de la poésie en respectant un nombre important de contraintes (ne pas employer telle lettre, remplacer un mot pour un autre, etc.)
[5] Orphée (n.pr.) : Le premier des poètes, capable, selon la légende, de charmer la nature et les bêtes sauvages, par la magie de ses chants et de sa poésie. Orphée est associé à un mythe célèbre : ayant perdu Eurydice, sa femme bien-aimée, il obtint des dieux l'autorisation d'aller la rechercher aux Enfers. Mais il la perdit de nouveau en ne respectant pas la condition qui lui avait été imposée : ne pas se retourner pour la regarder avant d'être revenu à la lumière du jour. Orphée incarne le poète par excellence, mage, prophète et magicien.
Étymologiquement (le verbe grec poiein signifie créer), la poésie est invention. Son rôle est d'évoquer la réalité de façon créatrice, d'interpréter le réel, ou de faire naître un univers qui lui est propre, à travers le langage. Elle dispose à cette fin de formes spécifiques qui l'éloignent, ou parfois la rapprochent de la prose.
1. La transcription du réel
La poésie peut transcrire le réel en le décrivant à la manière d'un tableau, selon la conception d'Horace[1]. Cette peinture de la réalité est sensible dans la Satire de Boileau, dans « les Usines » de Verhaeren ou dans les Fables de La Fontaine, qui décrivent de façon critique la société du XVIIe siècle.
La réalité devient « poétique » à travers un langage particulier et divers procédés d'écriture accumulations et hyperboles dans la Satire de Boileau, images et rythmes chez Verhaeren. Chez La Fontaine, la vivacité des scènes est traduite par les verbes d'action et par les modifications rythmiques nées de l'alternance de vers de longueurs différentes. La réalité est parfois plus suggérée que décrite. La poésie met alors en jeu la sensibilité et l'imagination pour révéler des réalités cachées. La poésie symboliste cherche à déchiffrer l'essence de la réalité à travers les apparences, par le jeu des correspondances, des analogies, des rapprochements, comme le font Baudelaire, Verlaine et Rimbaud. Cette « suggestion», sorte de « sorcellerie évocatoire », peut conduire à l'hermétisme[2] : par exemple le poème de Mallarmé « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui » reste obscur et le poète indique lui-même qu'il doit y avoir toujours énigme en poésie.
A partir de l'évocation du réel, la poésie peut aussi chercher à émouvoir la sensibilité du lecteur. Toute poésie engagée a cette mission, particulièrement la poésie de la Résistance (Aragon « Le musée Grévin », Desnos « Ce cœur qui haïssait la guerre », Eluard « Au Rendez-vous allemand »). Elle utilise souvent des images frappantes et brutales, comme le tableau des fusillés de Châteaubriant (Cadou « Les Fusillés de Châteaubriant », et des répétitions très rythmées comme dans Le Musée Grévin d’Aragon. Par ces trois vocations, la poésie reste en relation avec la réalité extérieure, qu'elle déchiffre et présente sous une forme inattendue, qui s'adresse plus à la sensibilité qu'à la réflexion.
La poésie a aussi pour mission la transcription du monde intérieur. Elle permet en effet au poète de mettre en forme les sentiments qu'il éprouve ceux qui ont trait aux grands thèmes lyriques, comme la mort (Ronsard « Derniers vers »), le temps qui passe (Corneille « Stances à Marquise », Roy « Poésie »), l'amour (Louise Labé « Prédit me fut …», Aragon Le Musée Grévin), la nature (Hugo «Le soleil s’est couché ce soir dans les nuées » in Les Feuilles d’automne). En traduisant poétiquement ses propres sentiments, le poète les dépasse alors, dans une sorte d'universalité des émotions où chacun se retrouve. La poésie dévoile cet univers intérieur par le jeu des images, des rapprochements, par les recherches sonores, par l'harmonie et la musicalité. Comme l'expression musicale, elle dispose en effet de moyens propres à souligner la légèreté ou la gravité, le lyrisme élégiaque ou violent. Le Surréalisme se veut même libération de l'inconscient, grâce à des techniques comme la transcription poétique des rêves et l'écriture automatique[3].
La poésie création
La poésie peut également créer un univers qui lui est propre. Hugo (« Rêverie ») fait surgir toute une ville orientale de ses rêveries. Baudelaire suggère un somptueux univers minéral dans « Rêve parisien ». Cette création peut être celle d'un monde inconnu et le poète devient mage, prophète divin, « Prométhée » selon Rimbaud.
La poésie peut enfin se présenter comme jeu sur le langage. Cette conception, déjà présente au XVe siècle chez les Grands Rhétoriqueurs, au XVIIe siècle chez les poètes de la Préciosité, se retrouve au XXe siècle, avec les recherches de l'Oulipo [4]. Le poète se forge des contraintes, s'interdisant l'emploi de certaines lettres ou s'obligeant à inscrire son poème dans un cadre formel rigoureux. Cette création s'exprime également à travers le rejet des conventions de l'écriture abandon de la ponctuation par Apollinaire, bouleversement de la syntaxe et mélange des registres de langue chez Desnos, alliances de mots inattendues chez Cocteau « Opéra ».
Souffle inspirateur et créateur, selon la tradition, la poésie se donne la double vocation de transcrire et de créer. C'est grâce au langage que s'opère cette transmutation. La poésie s'apparente, comme le disait déjà du Bellay, à une « alchimie », allant avec Rimbaud jusqu'à inventer son propre langage.
La fonction du poète
Mage inspiré par un souffle divin, déchiffreur de symboles ou prophète conducteur de peuples, le poète apparaît tantôt comme une sorte de prêtre, tantôt comme un être maudit. Ces images s'expliquent par les métamorphoses historiques d'une tradition qui remonte à Orphée[5]. Accepté ou rejeté par la société à laquelle il appartient, le poète joue un rôle différent. Mais ces relations sont à double sens et l'intégration, ou le refus, tiennent à la manière dont il accepte, ou non, de se faire le porte-parole d'un état social. Du poète courtisan au poète marginal, l'histoire littéraire comporte quelques constantes. Traducteur d'une réalité cachée, le poète est aussi celui qui se préoccupe de ses semblables car il détient le pouvoir du langage, instrument de révélation ou de création.
Le poète messager du divin
Si l'on se réfère à Orphée 5 et à la tradition platonicienne, le poète est un être inspiré, doté d'un pouvoir de divination : il voit ce qui reste invisible aux autres hommes. Cette conception, reprise par la Pléiade (XVIe), confère au poète un rôle quasi religieux. Ronsard parle de devins, augures et prophètes, et du Bellay accorde à celui qui écrit de la poésie le pouvoir magique de métamorphoser les sentiments et l'expérience en sortilège et en enchantement. C'est aussi l'idée qui parcourt le XIXe siècle et que reprend Saint-John Perse dans son discours de Stockholm. Visionnaire selon Hugo, « voyant » selon Rimbaud « Lettre à Paul Demény », le poète est aussi celui qui, passant à travers une forêt de symboles, établit, dans une « nature espace de communication avec le divin », une relation avec les choses secrètes dont la réalité n'est que l'apparence. Le sonnet « Correspondances » explique ce cheminement, grâce aux synesthésies (= correspondances entre les sens), qui annoncent le langage accessible à tous les sens de Rimbaud. L'affirmation de Baudelaire : J'ai pétri de la boue et j'en ai fait de l'or, symbolise ce rôle de magicien et d'alchimiste. La quête poétique, orientée vers l'idéal, ou « l'azur », est la recherche des significations du monde, et une tentative d'explication de la relation complexe qui unit l'être humain à l'univers. C'est aussi l'orientation du Surréalisme (décalquer l'invisible écrit Cocteau dans « Opéra »), qui va plus loin encore dans l'exploration de l'inconscient. Intermédiaire entre le monde des hommes et celui des dieux, le poète prend la forme de l'Arlequin qu'Apollinaire associe à Hermès « Crépuscule » dans Alcools.
Le messager des hommes
Mage visionnaire, le poète est aussi un guide et un porte-parole qui sait donner forme aux préoccupations, aux soucis et aux espoirs des hommes. II se charge ainsi de témoigner de leur vie, mettant son art au service de leur instruction et de leur réflexion : La Fontaine dans ses fables, Boileau dans ses satires, mettent en scène avec fantaisie ou ironie une humanité censée se corriger en se reconnaissant dans l'image qui lui est offerte. À d'autres époques, le poète célèbre les images nouvelles et séduisantes d'un univers dans lequel il sait déceler les promesses d'une ère de progrès. C'est ce que font Verhaeren, dans « Les Villes tentatculaires », Apollinaire, Cendrars au début du XXe siècle.
Lorsque les événements historiques se chargent de violence et de haine, il incombe au poète de s'engager, parce qu'il est concerné, en situation, comme le rappelle Sartre dans Situations I et II. Témoigner, rassembler, dénoncer, tels sont les devoirs que s'imposent les poètes engagés, au péril de leur vie, bravant les interdits et les menaces. Ronsard, Agrippa d'Aubigné au XVIe, Chénier au XVIIIe, Hugo au XIXe, depuis Guernesey où il s’est exilé pendant tout le règne de Napoléon III, et les poètes de la Résistance pendant la seconde guerre mondiale, ont joué ce rôle dangereux en faisant de leur plume une arme et de leur inspiration un message unificateur. Le poète est en effet celui qui, plus que quiconque, détient la maîtrise des mots, qu'il utilise tour à tour pour charmer ou pour combattre.
Le poète maître du langage
Magicien des mots, le poète détient l'art de la composition musicale et des images. II crée cette sorcellerie évocatoire dont parle Baudelaire. II fait alors du langage plus qu'un moyen d'expression mais un instrument de révélation du monde ou des sentiments, un « outil » d'investigation, générateur de découvertes. Inventeur de formes nouvelles, il est aussi celui qui apprend aux hommes les infinies possibilités du langage, que l'usage courant banalise et affaiblit. Homme de parole, homme de vérité, investi d'une mission, le poète risque d'encourir le mépris de ceux qui ne comprennent pas sa démarche. À l'image du prophète et du magicien, s'ajoute alors celle du saltimbanque qui ne peut vivre sans ses pirouettes et ses jongleries, avec l'espoir secret, comme le personnage de T. de Banville (Odes funambulesques, Variations lyriques (les trois dernières strophes du poème final)), de s'élever jusqu'aux étoiles.
La notion de poésie
Les questions du prochain DST exigent la connaissance de la notion de poésie.
À ce propos, il vous faut savoir définir précisément le terme poétique. Ne cherchez cependant pas d'idées trop compliquées; demandez-vous simplement:
• Qu'est-ce qu'un poète? C'est avant tout un artiste qui a
- un « moi» plus sensible;
- une connaissance plus aiguë et profonde du monde et des hommes;
- la mission de dévoiler le monde intérieur et extérieur aux hommes;
- la capacité de créer un nouvel univers (poiein, en grec, signifie «créer») en choisissant, en transformant la réalité;
- la capacité d'exprimer tout cela dans une langue originale et souvent esthétique.
• Que signifie « poétique»? C'est-à-dire: quelle est l'essence de la poésie?
Notion délicate.
Attention: ce n'est pas forcément un texte en vers comme vous savez. On peut voir la poésie comme:
- une façon différente, peu habituelle de voir le monde et de réagir face à lui, qui en révèle à l'homme ordinaire les aspects cachés ou insoupçonnés. Cette idée vous amène à analyser quelle vision du monde proposent les textes;
- une façon originale de s'exprimer: est poétique ce qui est dit de façon inhabituelle, aussi bien du point de vue du vocabulaire, de la syntaxe, que des procédés de style (images comme les comparaisons ou les métaphores, rythme...). Ce qui vous amène à analyser la langue, le style original des textes;
Attention cette « façon inhabituelle » d’écrire ne vise pas l’originalité en soi, afin simplement d’être « original » mais justement, pour présenter au lecteur une vision nouvelle du monde, il faut trouver une nouvelle manière de l’exprimer (on ne peut dissocier la forme et le fond en littérature comme vous savez).
On peut aussi dégager certains thèmes qui sont récurrents dans la poésie et qu'on qualifie de poétiques. On retiendra, par exemple:
-les sentiments et émotions, le bonheur et le malheur;
-la nature, la beauté (on sait depuis Les Fleurs du Mal de Baudelaire que la « beauté » ne se trouve pas seulement dans le « beau » tel qu’on le conçoit traditionnellement.
Vous pouvez aussi vous reporter à l'anecdote que l'essayiste Roger Caillois raconte: un passant avait écrit sur la pancarte d'un mendiant aveugle, à la place de « Aveugle de naissance»: « Le printemps va venir, je ne le verrai pas. » Pour Caillois, ce passant est un poète (suggestion de tableaux, images, effets de contraste, lyrisme du «je»... font de sa pancarte modifiée un «écart» par rapport au langage ordinaire).
Textes complémentaires sur la fonction du poète :
1- « Hymne à la Beauté », Les Fleurs du Mal, Baudelaire, 1857.
2- « Théophile Gautier », L’art romantique, Baudelaire, 1857.
3- « L’Albatros », Les Fleurs du Mal, Baudelaire, 1857.
4- « Lettre du Voyant» d’Arthur Rimbaud à Paul Demeny, 15 mai 1871.
5- « L’évidence poétique » (extrait), Paul Eluard, 1939.
6- Préface de Poètes français des XIXè et XXè siècles, Serge Gaubert, Gallimard, 1987.
[1] Poète latin (65-8 av. J.C.) auteur d’un art poétique.
[2] Caractère de ce qui est difficile à comprendre. On parle de poésie hermétique chez Mallarmé par exemple.
[3] Influencé par les travaux de Freud sur l’inconscient, André Breton, auteur du Manifeste du Surréalisme, imagina cette technique consistant à écrire le plus rapidement possible, sans contrôle de la raison, sans préoccupations esthétique ou morale, voire sans aucun souci de cohérence grammaticale ou de respect du vocabulaire. L’écriture automatique occupa une place fondamentale dans le surréalisme,
[4] Formé du début des trois mots suivants : OUvroir de LIttérature POtentiel, ce terme désigne un courant de création poétique des années 1960 animé entre autre par George Pérec et Raymond Queneau. Le principe de ce mouvement est de composer de la poésie en respectant un nombre important de contraintes (ne pas employer telle lettre, remplacer un mot pour un autre, etc.)
[5] Orphée (n.pr.) : Le premier des poètes, capable, selon la légende, de charmer la nature et les bêtes sauvages, par la magie de ses chants et de sa poésie. Orphée est associé à un mythe célèbre : ayant perdu Eurydice, sa femme bien-aimée, il obtint des dieux l'autorisation d'aller la rechercher aux Enfers. Mais il la perdit de nouveau en ne respectant pas la condition qui lui avait été imposée : ne pas se retourner pour la regarder avant d'être revenu à la lumière du jour. Orphée incarne le poète par excellence, mage, prophète et magicien.