QUI VOIT ? LES FOCALISATIONS
1. La polémique entre Jean-Paul Sartre et F. Mauriac attire l'attention sur un problème qui se pose dans tout roman : quelle situation occupe le romancier par rapport à ses personnages? Le romancier classique (Balzac) est souvent un narrateur omniscient de droit divin : il sait tout sur ses personnages, connaît leurs pensées les plus secrètes, passe à volonté de l'un à l'autre, sonde les reins et les cœurs. On parle à propos de cette technique de focalisation zéro, c'est‑à‑dire qu'il n'y a pas de point de vue privilégié. C'est là un procédé peu vraisemblable, que seule l'habitude des conventions romanesques fait accepter au lecteur. Aussi voit‑on apparaître, dès Stendhal ou Flaubert, des restrictions de champ. Si le narrateur ne raconte que ce que sait, voit, sent, un personnage, le point de vue de celui-ci se trouve privilégié : on parle alors de focalisation interne à ce personnage. Si le point de vue sur les personnages est celui d'un observateur extérieur et objectif, qui ne fait que constater ce qui est visible du dehors sans pénétrer dans les consciences, on parlera de focalisation externe. Le récit tend alors à simplement constater des comportements : les romanciers américains de l'entre-deux-guerres ont souvent pratiqué cette forme de narration. Attention : le problème de la focalisation ne se confond pas avec celui de la narration, et la focalisation interne ne suppose pas nécessairement le recours à la première personne.
2. Le choix de telle ou telle technique renvoie en fait à des conceptions différentes du réalisme. Un réalisme objectif, dans le cadre d'un projet de type naturaliste par exemple, cherchera à prendre du recul par rapport aux personnages, à situer ceux-ci dans un milieu, à suggérer des explications de leur comportement. La focalisation interne, en limitant le champ de vision, tend au contraire vers un réalisme subjectif, puisqu'elle présente les faits à travers une conscience centrale. Un même roman peut bien sûr mélanger plusieurs techniques. Mais l'influence du cinéma, celle d'écrivains anglo‑saxons comme James Joyce ou Virginia Woolf, inclinent beaucoup d'écrivains du XXème siècle vers un réalisme subjectif : même F. Mauriac dans Thérèse Desqueyroux adopte pour l'essentiel le point de vue de Thérèse.
Ce privilège accordé à la conscience individuelle ne va pas sans conséquences et doit sans doute être rapproché de la crise des valeurs. La juxtaposition dans un même livre de plusieurs points de vue différents suggère en effet l'incompréhension, voire l'incommunicabilité (voir par exemple Gide, l'Ecole des femmes).
L'effacement du narrateur renonçant à l'omniscience entraîne la disparition de toute « vérité » de référence.
Le monologue intérieur est un cas particulier du réalisme subjectif; cette technique avait été utilisée par E. Dujardin dès 1887 (Les Lauriers sont coupés);il a défini par la suite le monologue intérieur comme « un discours sans auditeur et non prononcé, par lequel un personnage exprime sa pensée la plus intime, la plus proche de l'inconscient, antérieurement à toute organisation logique, c'est‑à‑dire en son état naissant par le moyen de phrases directes réduites au minimum syntaxial, de façon à donner l'impression du tout-venant » (Le Monologue intérieur,1931). Mais c'est surtout l'Ulysse de Joyce (1922) qui attira l'attention sur le procédé. Il ne s'agit cette fois pas seulement d'adopter le point de vue d'un personnage, mais de plonger le lecteur dans la conscience même de celui-ci; toute objectivité disparaît donc.
LES DIFFERENTES FOCALISATIONS
La narration à partir d'un point de vue autre que celui du narrateur (détenteur de toute l'information narrative) implique une restriction de champ par rapport à l'omniscience. C'est cette restriction de champ que Genette rebaptise " focalisation ":
" Par focalisation, j'entends (...) une restriction de champ, c'est-à-dire une sélection de l'information narrative (...). L'instrument de cette sélection est un foyer situé c'est-à-dire une sorte de goulot d'information qui n'en laisse passer que ce qu'autorise sa situation ".
La focalisation, c'est la réponse à " Qui voit l'histoire racontée ? ".
LA FOCALISATION ZERO ou NON FOCALISATION
La narration à partir du point de vue d'un narrateur n'implique aucune sélection volontaire de l'information, mais une volonté de non sélection; il n'y a donc pas de focalisation, pas de restriction de champ, pas de goulot d'information.
Le narrateur est omniscient : il a la possibilité de tout savoir sur tout et tous. En FZ, le narrateur n'est jamais lui-même un personnage : la FZ est évidemment associée à un narrateur effacé (son immatérialité lui donnant plus de liberté et de pouvoir).
Caractéristique fondamentale de la FZ : elle peut jouer sur toutes les autres focalisations :
- le Narrateur peut donner le point de vue du personnage X, Y,........
- Le Narrateur peut se placer en focalisation externe ou nous révéler les pensées les plus secrètes d'un personnage (ou des épisodes de sa vie future ).
La plupart des grands romans du XIXème sont en FZ.
LA FOCALISATION EXTERNE
Le foyer focal n'est pas identifiable à un personnage et se confond avec l'œil d'une caméra installée à un endroit indéterminé de la diégèse. Le foyer focal est donc hors de tout personnage.
L'information que reçoit le lecteur est filtrée par un œil vivant, diégétique, indéterminé et objectif. Le goulot de l'information est un spectateur inconnu et objectif.
C'est le regard purement objectif d'une caméra : il perçoit la conduite du personnage en tant qu'elle est matériellement observable.
La FE caractérise le récit objectif ou " béhavioriste ".
Béhaviorisme : méthode de la psychologie qui ne veut tirer ses résultats que de l'observation des comportements de l’homme (behavior : comportement ).
La critique littéraire parle de techniques béhavioristes pour désigner la technique d'écriture consistant à décrire les personnages uniquement de l'extérieur : au lecteur d'imaginer l'intériorité.
La FE est souvent utilisée :
- dans l'incipit : permet d'entrer progressivement dans la fiction comme par un effet de zoom.
- dans les moments de relance du récit : elle place le lecteur en position de spectateur.
LA FOCALISATION INTERNE
Le goulot de l'information est la conscience d'un personnage, le foyer focal coïncide avec la conscience d'un personnage.
Cette focalisation place au centre du récit un personnage : c'est à partir de lui que nous voyons les autres.
- Le regard de ce sujet-témoin a une qualité conforme à sa personnalité.
- Le personnage-témoin est vu non dans son intériorité mais dans l'image qu'il se fait des autres.
Le Narrateur ne dit que ce que sait ce personnage-témoin.
La FI ne peut être appliquée rigoureusement car elle suppose que le personnage focal ne soit jamais décrit ni même désigné de l'extérieur.
La FI est pleinement réalisée dans le monologue intérieur.
FOCALISATION INTERNE OU FOCALISATION ZERO.
Il est parfois difficile de faire le partage, surtout lorsque le Narrateur lit dans les pensées des personnages.
Il y a FI si le personnage dont le point de vue est adopté, n'est pas nommé et que ses pensées ne sont pas annoncées comme telles par le Narrateur.
Selon R. Barthes, le critère minimal pour identifier une FI est le suivant :
- pouvoir réécrire le segment narratif considéré à la 1ère personne du singulier sans que cette opération entraîne aucune autre altération du discours que le changement même des pronoms grammaticaux.
" Bond aperçut un homme d'une cinquantaine d'années... " / " J'aperçus un homme d'une cinquantaine d'années... "
- peut être traduit à la 1ère personne : FI.
" Le tintement de la glace sembla donner à Bond une brusque inspiration " / " Le tintement de la glace sembla me donner..."
- ne peut être traduit à la 1ère personne : FE (cf. aussi l'ignorance marquée du Narrateur à l'égard des véritables pensées de Bond).
SIGNIFICATIONS DES FOCALISATIONS
FOCALISATION INTERNE
Le point de vue de l'angle subjectif du personnage-témoin est la marque du "credo relativiste" de l'auteur : emprisonnés dans l'ici maintenant de notre évidence sensible, nous sommes réduits à une vision fragmentaire de la réalité, nous ne pouvons voir à la fois les deux côtés d'une orange.
FOCALISATION ZERO
Le Narrateur présente une analyse qui dépasse les possibilités du personnage.
Les "incipit" énigmatiques relèvent de ce procédé ( incipit des romans balzaciens, exemple : Le Cousin Pons.
FOCALISATION EXTERNE
Le narrateur s'identifie à un observateur extérieur. Les exemples les plus connus sont empruntés aux romanciers américains, Dos Passos, Hemingway.
1. La polémique entre Jean-Paul Sartre et F. Mauriac attire l'attention sur un problème qui se pose dans tout roman : quelle situation occupe le romancier par rapport à ses personnages? Le romancier classique (Balzac) est souvent un narrateur omniscient de droit divin : il sait tout sur ses personnages, connaît leurs pensées les plus secrètes, passe à volonté de l'un à l'autre, sonde les reins et les cœurs. On parle à propos de cette technique de focalisation zéro, c'est‑à‑dire qu'il n'y a pas de point de vue privilégié. C'est là un procédé peu vraisemblable, que seule l'habitude des conventions romanesques fait accepter au lecteur. Aussi voit‑on apparaître, dès Stendhal ou Flaubert, des restrictions de champ. Si le narrateur ne raconte que ce que sait, voit, sent, un personnage, le point de vue de celui-ci se trouve privilégié : on parle alors de focalisation interne à ce personnage. Si le point de vue sur les personnages est celui d'un observateur extérieur et objectif, qui ne fait que constater ce qui est visible du dehors sans pénétrer dans les consciences, on parlera de focalisation externe. Le récit tend alors à simplement constater des comportements : les romanciers américains de l'entre-deux-guerres ont souvent pratiqué cette forme de narration. Attention : le problème de la focalisation ne se confond pas avec celui de la narration, et la focalisation interne ne suppose pas nécessairement le recours à la première personne.
2. Le choix de telle ou telle technique renvoie en fait à des conceptions différentes du réalisme. Un réalisme objectif, dans le cadre d'un projet de type naturaliste par exemple, cherchera à prendre du recul par rapport aux personnages, à situer ceux-ci dans un milieu, à suggérer des explications de leur comportement. La focalisation interne, en limitant le champ de vision, tend au contraire vers un réalisme subjectif, puisqu'elle présente les faits à travers une conscience centrale. Un même roman peut bien sûr mélanger plusieurs techniques. Mais l'influence du cinéma, celle d'écrivains anglo‑saxons comme James Joyce ou Virginia Woolf, inclinent beaucoup d'écrivains du XXème siècle vers un réalisme subjectif : même F. Mauriac dans Thérèse Desqueyroux adopte pour l'essentiel le point de vue de Thérèse.
Ce privilège accordé à la conscience individuelle ne va pas sans conséquences et doit sans doute être rapproché de la crise des valeurs. La juxtaposition dans un même livre de plusieurs points de vue différents suggère en effet l'incompréhension, voire l'incommunicabilité (voir par exemple Gide, l'Ecole des femmes).
L'effacement du narrateur renonçant à l'omniscience entraîne la disparition de toute « vérité » de référence.
Le monologue intérieur est un cas particulier du réalisme subjectif; cette technique avait été utilisée par E. Dujardin dès 1887 (Les Lauriers sont coupés);il a défini par la suite le monologue intérieur comme « un discours sans auditeur et non prononcé, par lequel un personnage exprime sa pensée la plus intime, la plus proche de l'inconscient, antérieurement à toute organisation logique, c'est‑à‑dire en son état naissant par le moyen de phrases directes réduites au minimum syntaxial, de façon à donner l'impression du tout-venant » (Le Monologue intérieur,1931). Mais c'est surtout l'Ulysse de Joyce (1922) qui attira l'attention sur le procédé. Il ne s'agit cette fois pas seulement d'adopter le point de vue d'un personnage, mais de plonger le lecteur dans la conscience même de celui-ci; toute objectivité disparaît donc.
LES DIFFERENTES FOCALISATIONS
La narration à partir d'un point de vue autre que celui du narrateur (détenteur de toute l'information narrative) implique une restriction de champ par rapport à l'omniscience. C'est cette restriction de champ que Genette rebaptise " focalisation ":
" Par focalisation, j'entends (...) une restriction de champ, c'est-à-dire une sélection de l'information narrative (...). L'instrument de cette sélection est un foyer situé c'est-à-dire une sorte de goulot d'information qui n'en laisse passer que ce qu'autorise sa situation ".
La focalisation, c'est la réponse à " Qui voit l'histoire racontée ? ".
LA FOCALISATION ZERO ou NON FOCALISATION
La narration à partir du point de vue d'un narrateur n'implique aucune sélection volontaire de l'information, mais une volonté de non sélection; il n'y a donc pas de focalisation, pas de restriction de champ, pas de goulot d'information.
Le narrateur est omniscient : il a la possibilité de tout savoir sur tout et tous. En FZ, le narrateur n'est jamais lui-même un personnage : la FZ est évidemment associée à un narrateur effacé (son immatérialité lui donnant plus de liberté et de pouvoir).
Caractéristique fondamentale de la FZ : elle peut jouer sur toutes les autres focalisations :
- le Narrateur peut donner le point de vue du personnage X, Y,........
- Le Narrateur peut se placer en focalisation externe ou nous révéler les pensées les plus secrètes d'un personnage (ou des épisodes de sa vie future ).
La plupart des grands romans du XIXème sont en FZ.
LA FOCALISATION EXTERNE
Le foyer focal n'est pas identifiable à un personnage et se confond avec l'œil d'une caméra installée à un endroit indéterminé de la diégèse. Le foyer focal est donc hors de tout personnage.
L'information que reçoit le lecteur est filtrée par un œil vivant, diégétique, indéterminé et objectif. Le goulot de l'information est un spectateur inconnu et objectif.
C'est le regard purement objectif d'une caméra : il perçoit la conduite du personnage en tant qu'elle est matériellement observable.
La FE caractérise le récit objectif ou " béhavioriste ".
Béhaviorisme : méthode de la psychologie qui ne veut tirer ses résultats que de l'observation des comportements de l’homme (behavior : comportement ).
La critique littéraire parle de techniques béhavioristes pour désigner la technique d'écriture consistant à décrire les personnages uniquement de l'extérieur : au lecteur d'imaginer l'intériorité.
La FE est souvent utilisée :
- dans l'incipit : permet d'entrer progressivement dans la fiction comme par un effet de zoom.
- dans les moments de relance du récit : elle place le lecteur en position de spectateur.
LA FOCALISATION INTERNE
Le goulot de l'information est la conscience d'un personnage, le foyer focal coïncide avec la conscience d'un personnage.
Cette focalisation place au centre du récit un personnage : c'est à partir de lui que nous voyons les autres.
- Le regard de ce sujet-témoin a une qualité conforme à sa personnalité.
- Le personnage-témoin est vu non dans son intériorité mais dans l'image qu'il se fait des autres.
Le Narrateur ne dit que ce que sait ce personnage-témoin.
La FI ne peut être appliquée rigoureusement car elle suppose que le personnage focal ne soit jamais décrit ni même désigné de l'extérieur.
La FI est pleinement réalisée dans le monologue intérieur.
FOCALISATION INTERNE OU FOCALISATION ZERO.
Il est parfois difficile de faire le partage, surtout lorsque le Narrateur lit dans les pensées des personnages.
Il y a FI si le personnage dont le point de vue est adopté, n'est pas nommé et que ses pensées ne sont pas annoncées comme telles par le Narrateur.
Selon R. Barthes, le critère minimal pour identifier une FI est le suivant :
- pouvoir réécrire le segment narratif considéré à la 1ère personne du singulier sans que cette opération entraîne aucune autre altération du discours que le changement même des pronoms grammaticaux.
" Bond aperçut un homme d'une cinquantaine d'années... " / " J'aperçus un homme d'une cinquantaine d'années... "
- peut être traduit à la 1ère personne : FI.
" Le tintement de la glace sembla donner à Bond une brusque inspiration " / " Le tintement de la glace sembla me donner..."
- ne peut être traduit à la 1ère personne : FE (cf. aussi l'ignorance marquée du Narrateur à l'égard des véritables pensées de Bond).
SIGNIFICATIONS DES FOCALISATIONS
FOCALISATION INTERNE
Le point de vue de l'angle subjectif du personnage-témoin est la marque du "credo relativiste" de l'auteur : emprisonnés dans l'ici maintenant de notre évidence sensible, nous sommes réduits à une vision fragmentaire de la réalité, nous ne pouvons voir à la fois les deux côtés d'une orange.
FOCALISATION ZERO
Le Narrateur présente une analyse qui dépasse les possibilités du personnage.
Les "incipit" énigmatiques relèvent de ce procédé ( incipit des romans balzaciens, exemple : Le Cousin Pons.
FOCALISATION EXTERNE
Le narrateur s'identifie à un observateur extérieur. Les exemples les plus connus sont empruntés aux romanciers américains, Dos Passos, Hemingway.