Fonctions du poète
Mage inspiré par un souffle divin, déchiffreur de symboles ou prophète conducteur de peuples, le poète apparaît tantôt comme une sorte de prêtre, tantôt comme un être maudit. Ces images s'expliquent par les métamorphoses historiques d'une tradition qui remonte à Orphée [1]. Accepté ou rejeté par la société à laquelle il appartient, le poète joue un rôle différent. Mais ces relations sont à double sens et l'intégration, ou le refus, tiennent à la manière dont il accepte, ou non, de se faire le porte-parole d'un état social. Du poète courtisan au poète marginal, l'histoire littéraire comporte quelques constantes. Traducteur d'une réalité cachée, le poète est aussi celui qui se préoccupe de ses semblables car il détient le pouvoir du langage, instrument de révélation ou de création.
• Le poète messager du divin
Si l'on se réfère à Orphée et à la tradition platonicienne, le poète est un être inspiré, doté d'un pouvoir de divination il voit ce qui reste invisible aux autres hommes. Cette conception, reprise par la Pléiade, confère au poète un rôle quasi religieux. Ronsard parle de devins, augures et prophètes, et du Bellay accorde à celui qui écrit de la poésie le pouvoir magique de métamorphoser les sentiments et l'expérience en sortilège et en enchantement. C'est aussi l'idée qui parcourt le XIXe siècle et que reprend Saint-John Perse dans son discours de Stockholm. Visionnaire selon Hugo, « alchimiste » et « voyant » selon Rimbaud, le poète est aussi celui qui, passant à travers une forêt de symboles, établit, dans une « nature -espace de communication avec le divin », une relation avec les choses secrètes dont la réalité n'est que l'apparence. Le sonnet « Correspondances » de Baudelaire « explique ce cheminement, grâce aux synesthésies[2], qui annoncent « le langage accessible à tous les sens » (« Alchimie du verbe ») de Rimbaud. L'affirmation de Baudelaire « J'ai pétri de la boue et j'en ai fait de l'or », symbolise ce rôle de magicien et d'alchimiste. La quête poétique, orientée vers l'idéal, ou « l'azur », est la recherche des significations du monde, et une tentative d'explication de la relation complexe qui unit l'être humain à l'univers. C'est aussi l'orientation du Surréalisme (« décalquer l'invisible » écrit Cocteau in Opéra, 1927), qui va plus loin encore dans l'exploration de l'inconscient. Intermédiaire entre le monde des hommes et celui des dieux, le poète prend la forme de l'Arlequin qu'Apollinaire associe à Hermès [3].
• Le messager des hommes
Mage visionnaire, le poète est aussi un guide et un porte-parole qui sait donner forme aux préoccupations, aux soucis et aux espoirs des hommes. Il se charge ainsi de témoigner de leur vie, mettant son art au service de leur instruction et de leur réflexion : La Fontaine dans ses fables, Boileau dans ses satires, mettent en scène avec fantaisie ou ironie une humanité censée se corriger en se reconnaissant dans l'image qui lui est offerte. A d'autres époques, le poète célèbre les images nouvelles et séduisantes d'un univers dans lequel il sait déceler les promesses d'une ère de progrès. C'est ce que font Verhaeren, Apollinaire, Cendrars au début du XXe siècle. Lorsque les événements historiques se chargent de violence et de haine, il incombe au poète de s'engager, parce qu'il est concerné, en situation, comme le rappelle Sartre. Témoigner, rassembler, dénoncer, tels sont les devoirs que s'imposent les poètes engagés, au péril de leur vie, bravant les interdits et les menaces. Ronsard, Agrippa d'Aubigné, Chénier, Hugo, depuis Guernesey, et les poètes de la Résistance (Aragon, Desnos, etc.) ont joué ce rôle dangereux en faisant de leur plume une arme et de leur inspiration un message unificateur. Le poète est en effet celui qui, plus que quiconque, détient la maîtrise des mots, qu'il utilise tour à tour pour charmer ou pour combattre.
• Le poète maître du langage
Magicien des mots, le poète détient l'art de la composition musicale et des images. Il crée cette sorcellerie évocatoire dont parle Baudelaire. Il fait alors du langage plus qu'un moyen d'expression mais un instrument de révélation du monde ou des sentiments, un « outil « d'investigation, générateur de découvertes. Inventeur de formes nouvelles, il est aussi celui qui apprend aux hommes les infinies possibilités du langage, que l'usage courant banalise et affaiblit. Homme de parole, homme de vérité, investi d'une mission, le poète risque d'encourir le mépris de ceux qui ne comprennent pas sa démarche. A l'image du prophète et du magicien, s'ajoute alors celle du saltimbanque qui ne peut vivre sans ses pirouettes et ses jongleries, avec l'espoir secret, comme le personnage de T. de Banville (Odes funambulesques 1857), de s'élever jusqu'aux étoiles.
Synthèse de la séquence 1 : la fonction du poète entre le Beau et l'Utile :
S'interroger sur les fonctions du poète revient également à s'interroger sur celles de la poésie. Le rôle du poète a pu varier selon les époques (varie en fonction de l'évolution historique et sociale, contexte politique problématique ou non par ex), selon son statut (poète de cour au service d'un prince par ex), mais il demeure toujours celui qui use du langage comme d'un outil, d'une arme ou d'un laboratoire (poésie comme champ d'exploration du langage) et qui accorde la priorité à la force des mots.
I - Les grandes voies de la poésie :
La poésie, généralement associée à la lyre, accorde une place prépondérante à la dimension esthétique du langage et à sa musicalité. Souvent conçue comme l'art de faire des vers, elle a vu ses formes varier jusqu'au poème en prose ou encore le calligramme.
v Poésie lyrique : vise à l'expression des sentiments (souvent sentiments personnels du poète qui peuvent cependant prétendre à une universalité). Le poète est alors concentré sur son ressenti (voir Du Bellay, et Musset ; cette poésie correspond parfois à l'image du poète « exilé », reclus dans sa tour d'ivoire). Les grands thèmes : la mort, l'amour, le temps, le voyage
v Poésie engagée : associe travail sur le langage, la musicalité et l'harmonie à une dénonciation, une accusation. Le poète, au cœur de son temps, peut ainsi user d'une parole médiatrice pour dénoncer des travers et chercher à faire évoluer l'humain, à transformer le monde. (voir Eluard, Prévert, Paz, Celaya mais aussi Hugo ou Godel).
v Poésie centrée sur elle-même et sur le Beau. Perspective de « L'art pour l'art » rencontrée chez les Parnassiens (Gautier, Banville). La poésie se voit alors coupée de toute idée d'utilité.
v Poésie didactique : la poésie peut se mettre au service de la pensée et chercher à véhiculer les acquis de savoir (on rencontre cette poésie au XVIII° notamment)
v Poésie ludique : se concentre sur la fonction poétique du langage, cherche à explorer les jeux de langage. Cette poésie est souvent laboratoire du langage avec lequel elle s'amuse. (voir notamment certains poèmes de Prévert mais aussi de Michaux).
Il reste évident qu'un même texte peut conjuguer plusieurs visées.
II - Les fonctions du poète :
De Platon aux sociétés africaines, les poètes ont souvent mauvaise réputation et suscitent la méfiance. Platon voulait d'ailleurs les bannir de sa société idéale. On disqualifie souvent l'activité poétique et le poète se voit écarté de la sphère sociale
On a longtemps pensé que le propre et la grandeur du poète était de se détourner de l'utilité immédiate et de refuser l'engagement social. C'est ainsi que les Parnassiens, théoriciens de l'art pour l'art, ont affirmé que l'œuvre d'art doit se suffire à elle-même. Le poète, technicien de la beauté vise la perfection d'une forme difficile, vaincue par son travail d'artisan des mots et du langage (on peut parler de religion de l'art). Mais c'est sans doute oublier que l'art est aussi un phénomène social !
- Poète messager divin : selon la tradition, le poète est l'héritier d'Orphée (médiateur du sacré et voyant privilégie). Prêtre d'Apollon, inspiré par les Muses, au chant de sa lyre il sait ravir les esprits, les apaiser. Grâce à son pouvoir de divination il peut déchiffrer l'invisible et accéder à l'univers des idées. On retrouve des traces de cette conception chez les Poètes de La Pléiade et chez les Romantiques, à ceci près que ces derniers font de ce poète mage un guide pour les peuples. On la retrouve également chez Baudelaire et chez Rimbaud, mais ce dernier associe également le poète à Prométhée, celui qui est puni pour avoir tenté de rivaliser avec les dieux et de leur « voler le feu ». Ce statut particulier et privilégié a parfois conduit le poète à se sentir en marge, exclu de la société, incompris, maudit (c'est à Verlaine qu'on doit l'expression poète maudit). Chez des poètes comme Rimbaud, Verlaine, Laforgue ou Mallarmé, l'écriture poétique témoigne en outre de leurs refus, déceptions et révoltes personnelles.
- Le poète engagé : l'engagement est ce qui différencie la position d'Hugo de celle de La Pléiade. Le mage, pour lui, doit être un guide (mais Ronsard a su faire preuve d'engagement dans ses poèmes consacrés aux guerres de religion). La poésie se fait alors arme et accuse. Elle peut se présenter aussi comme une satire ou une parodie.
- Le poète interprète de la vie et des sentiments humains : lorsque le poète lyrique exprime ses propres sentiments, il évoque des émotions susceptibles d'être vécues par tous. Il traduit ce que chacun a pu, peut ou pourra vivre et ressentir.
Place et fonction du poète au fil des époques
Un poète est un écrivain qui compose de la poésie. Certes, mais au-delà de cette définition standard, le terme de « poète » évoque une manière de voir la vie et de la vivre, une façon d'appréhender le monde qui se marque par une certaine distance avec le « commun des mortels ».
Quels rapports le poète a-t-il entretenu avec la société, au fil des époques ?
1. Les origines
En Grèce, le poète (l'« aède », ou chanteur) est un artiste qui reçoit l'inspiration et chante les exploits des dieux (ou des héros – c'est-à-dire des demi-dieux) en s'accompagnant d'une lyre. Le poète latin est lui aussi inspiré des dieux, puisqu'il en est l'interprète. Être désigné, il se distingue du reste des humains par ce « don » qui lui est fait, mais reste profondément « homme », avec ses faiblesses.
Outre les poètes antiques, que nous lisons toujours (Homère, Virgile, etc.), une figure mythique se détache lorsqu'on évoque la poésie des origines : Orphée. Selon la légende, Apollon lui aurait fait don d'une lyre, et les Muses lui auraient appris à en jouer. Orphée devient ainsi capable de charmer les animaux, mais aussi les arbres et les rochers. Il participe d'ailleurs à l'expédition des Argonautes, et son chant parvient à charmer le serpent gardien de la Toison d'Or. Lorsque son épouse Eurydice, voulant échapper aux avances d'un dieu, est mordue par un serpent, et meurt, Orphée est inconsolable : il se rend à l'entrée des Enfers et, grâce à son chant et à sa musique, réussit à attendrir Charon, le passeur, mais aussi le chien Cerbère, et même Hadès.
Hadès permet à Orphée de ramener Eurydice à la vie, à une condition : il ne doit pas se retourner vers sa femme avant d'avoir revu la lumière du jour. Mais Orphée ne parvient pas à respecter cette condition : juste avant d'arriver à la lumière, il se retourne – et perd définitivement Eurydice. Orphée donne ainsi de la figure du poète une image double : il est celui qui reçoit un don, et qui est proche des dieux, en même temps qu'il est profondément homme. Il permet également de mettre l'accent sur une fonction fondamentale du poète, celle de l'enchanteur, grâce à la puissance du lyrisme et aux liens qui unissent poésie et musique.
Remarque : la figure d'Orphée, poète inspiré, a été également inspirante – qu'on pense aux Métamorphoses d'Ovide, à l'opéra de Monteverdi, au film de Cocteau, etc.
2. Le poète : un être à part
Le terme « poète », utilisé en français, a été formé à partir de la racine « poieïn », qui signifie « faire, créer ». Un poète est donc avant tout un créateur, celui qui fait œuvre – mais la matière qu'il travaille est spécifique, puisqu'il s'agit des mots. Il se distingue des autres créateurs pour plusieurs raisons :
3. Le poète et le citoyen
Le poète occupe une place spécifique dans la société. C'est un artiste, c'est-à-dire un homme « inutile » : son œuvre n'apporte rien de matériellement nécessaire à la société. Il est donc méprisé par la société bourgeoise (cf. les poètes maudit du XIXe siècle) pour laquelle la valeur première est le travail – au sens utilitariste du mot. Cependant, il est en même temps un homme nécessaire : son œuvre parle au cœur et aux sens de l'homme, elle apporte un enrichissement émotionnel ou spirituel.
C'est cette ambivalence qui explique les différentes fonctions que le poète a pu se voir attribuer, ou revendiquer lui-même :
• Le poète prend en charge l'Histoire d'un peuple, ou les grands événements qui l'ont marquée, et il les porte par sa voix. Il les fait résonner, les magnifie grâce à l'ornement poétique, et les transmet : la poésie est alors du registre épique (Ronsard, La Franciade).
• À l'opposé de cette fonction par laquelle le poète s'unit à toute une société, un autre rôle lui fait dire les mouvements les plus intimes du cœur.
Dans ce cas, le poète n'est plus l'interprète d'un groupe : il cherche par son lyrisme à exprimer les sentiments et émotions qui l'étreignent (Ronsard, Sonnets pour Hélène, Du Bellay, Regrets).
Cependant, en étant ainsi profondément personnel, le poète se fait proche de chacun : en effet, le lyrisme de l'auteur renvoie le lecteur à ses propres expériences et sensations.
Les Romantiques ont particulièrement revendiqué cette facette de la poésie : Lamartine affirme ainsi avoir remplacé « les cordes de la lyre par les fibres mêmes du cœur de l'homme ». Pour ces poètes du XIXe siècle, les sentiments (dont la souffrance) sont essentiels, et les règles de l'écriture poétique doivent s'assouplir pour permettre l'expression vraie de ce qui est ressenti.
• Mais si le poète est proche de chacun lorsqu'il exprime ainsi ses émotions, il est en même temps différent des autres : parce qu'il est capable d'écouter les mouvements de son cœur, parce qu'il cherche à traduire ce qu'il éprouve, parce qu'il transforme ces expériences vécues en mots capables d'aller vers les autres. Il a donc d'une part une sensibilité exacerbée, d'autre part le désir d'aller vers l'art.
Baudelaire, dans L'Albatros (Les Fleurs du Mal), compare le poète à l'oiseau du titre : majestueux dans les airs, capable de s'élever là où les autres ne vont pas – mais de ce fait à l'écart des autres hommes, et inadapté au monde quotidien : « Ses ailes de géant l'empêchent de marcher ». Vivant dans un univers autre, le poète est, toujours selon Baudelaire, celui qui voit le monde comme une « forêt de symboles » (Correspondances).
De nombreux poètes s'inscrivent dans cette lignée : ils revendiquent un regard différent porté sur le monde. C'est ce que signifient ces vers de Cadou (poète du XXe siècle) :
« Celui qui entre dans la demeure d'un poète
Ne sait pas que les meubles ont pouvoir sur lui
Que chaque nœud du bois renferme davantage
De cris d'oiseaux que tout le cœur de la forêt »
On voit que la fonction du poète peut alors devenir une fonction « éclairante ». Par son attention aux objets ou aux êtres, il nous révèle le quotidien sous un autre jour.
• Rimbaud, à la fin du XIXe siècle, se définit comme un « voyant ». Partant du mot, de sa polysémie, de ses sonorités, il cherche à dire dans sa poésie la multiplicité du monde – que notre langage quotidien tend à nier. Tandis que le langage commun rejette la complexité et le mystère, le langage poétique doit aller vers l'inconnu, rechercher l'inédit afin d'élargir la pensée, la faire naître.
Le poète acquiert ainsi le statut de celui qui dit une vérité non soupçonnée. La vérité poétique n'est pas une vérité scientifique, elle ne se démontre pas ; mais elle est un voile qui se lève, une découverte – parfois autour d'un élément qui semblait pourtant très familier. Le paradoxe poétique est là : alors même que la poésie est au plus loin de la science, elle peut révéler une forme de connaissance et de vérité.
« Voilà pourquoi
Je dis la vérité sans la dire »
Paul Éluard, « L'Habitude », Capitale de la douleur).
• Enfin le poète est celui qui, par les mots, essaie d'entrevoir le monde autrement. Il peut aussi être celui qui guide ses lecteurs (et plus généralement la société) vers des idées ou un engagement. La poésie a alors une fonction politique :
« Je serai, sous le sac de cendre qui me couvre,
La voix qui dit : malheur ! La bouche qui dit : non ! »
(Victor Hugo, « Ultima Verba », Les Châtiments).
« Et c'est assez pour le poète d'être la mauvaise conscience de son temps »
(Saint John Perse).
« La poésie est une insurrection »
(Pablo Neruda).
Conclusion
Le poète a donc des places non seulement variables, mais surtout apparemment antithétiques : dans et avec la société lorsqu'il est porteur de sa mémoire et de son histoire ; exilé de cette société par une sensibilité personnelle ; proche de chacun dans son lyrisme ; ou encore « à l'avant » de la société, comme la proue d'un navire, quand il cherche à entrevoir ce qui n'est pas encore.
[1] Le premier des poètes, capable, selon la légende de charmer la nature et les bêtes sauvages, par la magie de ses chants et de sa poésie. Orphée est associé à un mythe célèbre : ayant perdu Eurydice, sa femmme bien-aimée, il obtient des dieux l’autorisation d’aller la recherche aux Enfers. Mais il la perdit de nouveau en ne respectant pas la condition qui lui avait été imposée : ne pas se retourner pour la regarder avant d’être revenue à la lumière du jour. Orphée incarne le poète par excellence, mage, prophète et magicien.
[2] Association de sensations de natures différentes qui trouvent une correspondance entre elles.
[3] Il est le dieu du commerce, le gardien des routes et des carrefours, des voyageurs, des voleurs, le conducteur des âmes aux Enfers et le messager des dieux.
Mage inspiré par un souffle divin, déchiffreur de symboles ou prophète conducteur de peuples, le poète apparaît tantôt comme une sorte de prêtre, tantôt comme un être maudit. Ces images s'expliquent par les métamorphoses historiques d'une tradition qui remonte à Orphée [1]. Accepté ou rejeté par la société à laquelle il appartient, le poète joue un rôle différent. Mais ces relations sont à double sens et l'intégration, ou le refus, tiennent à la manière dont il accepte, ou non, de se faire le porte-parole d'un état social. Du poète courtisan au poète marginal, l'histoire littéraire comporte quelques constantes. Traducteur d'une réalité cachée, le poète est aussi celui qui se préoccupe de ses semblables car il détient le pouvoir du langage, instrument de révélation ou de création.
• Le poète messager du divin
Si l'on se réfère à Orphée et à la tradition platonicienne, le poète est un être inspiré, doté d'un pouvoir de divination il voit ce qui reste invisible aux autres hommes. Cette conception, reprise par la Pléiade, confère au poète un rôle quasi religieux. Ronsard parle de devins, augures et prophètes, et du Bellay accorde à celui qui écrit de la poésie le pouvoir magique de métamorphoser les sentiments et l'expérience en sortilège et en enchantement. C'est aussi l'idée qui parcourt le XIXe siècle et que reprend Saint-John Perse dans son discours de Stockholm. Visionnaire selon Hugo, « alchimiste » et « voyant » selon Rimbaud, le poète est aussi celui qui, passant à travers une forêt de symboles, établit, dans une « nature -espace de communication avec le divin », une relation avec les choses secrètes dont la réalité n'est que l'apparence. Le sonnet « Correspondances » de Baudelaire « explique ce cheminement, grâce aux synesthésies[2], qui annoncent « le langage accessible à tous les sens » (« Alchimie du verbe ») de Rimbaud. L'affirmation de Baudelaire « J'ai pétri de la boue et j'en ai fait de l'or », symbolise ce rôle de magicien et d'alchimiste. La quête poétique, orientée vers l'idéal, ou « l'azur », est la recherche des significations du monde, et une tentative d'explication de la relation complexe qui unit l'être humain à l'univers. C'est aussi l'orientation du Surréalisme (« décalquer l'invisible » écrit Cocteau in Opéra, 1927), qui va plus loin encore dans l'exploration de l'inconscient. Intermédiaire entre le monde des hommes et celui des dieux, le poète prend la forme de l'Arlequin qu'Apollinaire associe à Hermès [3].
• Le messager des hommes
Mage visionnaire, le poète est aussi un guide et un porte-parole qui sait donner forme aux préoccupations, aux soucis et aux espoirs des hommes. Il se charge ainsi de témoigner de leur vie, mettant son art au service de leur instruction et de leur réflexion : La Fontaine dans ses fables, Boileau dans ses satires, mettent en scène avec fantaisie ou ironie une humanité censée se corriger en se reconnaissant dans l'image qui lui est offerte. A d'autres époques, le poète célèbre les images nouvelles et séduisantes d'un univers dans lequel il sait déceler les promesses d'une ère de progrès. C'est ce que font Verhaeren, Apollinaire, Cendrars au début du XXe siècle. Lorsque les événements historiques se chargent de violence et de haine, il incombe au poète de s'engager, parce qu'il est concerné, en situation, comme le rappelle Sartre. Témoigner, rassembler, dénoncer, tels sont les devoirs que s'imposent les poètes engagés, au péril de leur vie, bravant les interdits et les menaces. Ronsard, Agrippa d'Aubigné, Chénier, Hugo, depuis Guernesey, et les poètes de la Résistance (Aragon, Desnos, etc.) ont joué ce rôle dangereux en faisant de leur plume une arme et de leur inspiration un message unificateur. Le poète est en effet celui qui, plus que quiconque, détient la maîtrise des mots, qu'il utilise tour à tour pour charmer ou pour combattre.
• Le poète maître du langage
Magicien des mots, le poète détient l'art de la composition musicale et des images. Il crée cette sorcellerie évocatoire dont parle Baudelaire. Il fait alors du langage plus qu'un moyen d'expression mais un instrument de révélation du monde ou des sentiments, un « outil « d'investigation, générateur de découvertes. Inventeur de formes nouvelles, il est aussi celui qui apprend aux hommes les infinies possibilités du langage, que l'usage courant banalise et affaiblit. Homme de parole, homme de vérité, investi d'une mission, le poète risque d'encourir le mépris de ceux qui ne comprennent pas sa démarche. A l'image du prophète et du magicien, s'ajoute alors celle du saltimbanque qui ne peut vivre sans ses pirouettes et ses jongleries, avec l'espoir secret, comme le personnage de T. de Banville (Odes funambulesques 1857), de s'élever jusqu'aux étoiles.
Synthèse de la séquence 1 : la fonction du poète entre le Beau et l'Utile :
S'interroger sur les fonctions du poète revient également à s'interroger sur celles de la poésie. Le rôle du poète a pu varier selon les époques (varie en fonction de l'évolution historique et sociale, contexte politique problématique ou non par ex), selon son statut (poète de cour au service d'un prince par ex), mais il demeure toujours celui qui use du langage comme d'un outil, d'une arme ou d'un laboratoire (poésie comme champ d'exploration du langage) et qui accorde la priorité à la force des mots.
I - Les grandes voies de la poésie :
La poésie, généralement associée à la lyre, accorde une place prépondérante à la dimension esthétique du langage et à sa musicalité. Souvent conçue comme l'art de faire des vers, elle a vu ses formes varier jusqu'au poème en prose ou encore le calligramme.
v Poésie lyrique : vise à l'expression des sentiments (souvent sentiments personnels du poète qui peuvent cependant prétendre à une universalité). Le poète est alors concentré sur son ressenti (voir Du Bellay, et Musset ; cette poésie correspond parfois à l'image du poète « exilé », reclus dans sa tour d'ivoire). Les grands thèmes : la mort, l'amour, le temps, le voyage
v Poésie engagée : associe travail sur le langage, la musicalité et l'harmonie à une dénonciation, une accusation. Le poète, au cœur de son temps, peut ainsi user d'une parole médiatrice pour dénoncer des travers et chercher à faire évoluer l'humain, à transformer le monde. (voir Eluard, Prévert, Paz, Celaya mais aussi Hugo ou Godel).
v Poésie centrée sur elle-même et sur le Beau. Perspective de « L'art pour l'art » rencontrée chez les Parnassiens (Gautier, Banville). La poésie se voit alors coupée de toute idée d'utilité.
v Poésie didactique : la poésie peut se mettre au service de la pensée et chercher à véhiculer les acquis de savoir (on rencontre cette poésie au XVIII° notamment)
v Poésie ludique : se concentre sur la fonction poétique du langage, cherche à explorer les jeux de langage. Cette poésie est souvent laboratoire du langage avec lequel elle s'amuse. (voir notamment certains poèmes de Prévert mais aussi de Michaux).
Il reste évident qu'un même texte peut conjuguer plusieurs visées.
II - Les fonctions du poète :
De Platon aux sociétés africaines, les poètes ont souvent mauvaise réputation et suscitent la méfiance. Platon voulait d'ailleurs les bannir de sa société idéale. On disqualifie souvent l'activité poétique et le poète se voit écarté de la sphère sociale
On a longtemps pensé que le propre et la grandeur du poète était de se détourner de l'utilité immédiate et de refuser l'engagement social. C'est ainsi que les Parnassiens, théoriciens de l'art pour l'art, ont affirmé que l'œuvre d'art doit se suffire à elle-même. Le poète, technicien de la beauté vise la perfection d'une forme difficile, vaincue par son travail d'artisan des mots et du langage (on peut parler de religion de l'art). Mais c'est sans doute oublier que l'art est aussi un phénomène social !
- Poète messager divin : selon la tradition, le poète est l'héritier d'Orphée (médiateur du sacré et voyant privilégie). Prêtre d'Apollon, inspiré par les Muses, au chant de sa lyre il sait ravir les esprits, les apaiser. Grâce à son pouvoir de divination il peut déchiffrer l'invisible et accéder à l'univers des idées. On retrouve des traces de cette conception chez les Poètes de La Pléiade et chez les Romantiques, à ceci près que ces derniers font de ce poète mage un guide pour les peuples. On la retrouve également chez Baudelaire et chez Rimbaud, mais ce dernier associe également le poète à Prométhée, celui qui est puni pour avoir tenté de rivaliser avec les dieux et de leur « voler le feu ». Ce statut particulier et privilégié a parfois conduit le poète à se sentir en marge, exclu de la société, incompris, maudit (c'est à Verlaine qu'on doit l'expression poète maudit). Chez des poètes comme Rimbaud, Verlaine, Laforgue ou Mallarmé, l'écriture poétique témoigne en outre de leurs refus, déceptions et révoltes personnelles.
- Le poète engagé : l'engagement est ce qui différencie la position d'Hugo de celle de La Pléiade. Le mage, pour lui, doit être un guide (mais Ronsard a su faire preuve d'engagement dans ses poèmes consacrés aux guerres de religion). La poésie se fait alors arme et accuse. Elle peut se présenter aussi comme une satire ou une parodie.
- Le poète interprète de la vie et des sentiments humains : lorsque le poète lyrique exprime ses propres sentiments, il évoque des émotions susceptibles d'être vécues par tous. Il traduit ce que chacun a pu, peut ou pourra vivre et ressentir.
Place et fonction du poète au fil des époques
Un poète est un écrivain qui compose de la poésie. Certes, mais au-delà de cette définition standard, le terme de « poète » évoque une manière de voir la vie et de la vivre, une façon d'appréhender le monde qui se marque par une certaine distance avec le « commun des mortels ».
Quels rapports le poète a-t-il entretenu avec la société, au fil des époques ?
1. Les origines
En Grèce, le poète (l'« aède », ou chanteur) est un artiste qui reçoit l'inspiration et chante les exploits des dieux (ou des héros – c'est-à-dire des demi-dieux) en s'accompagnant d'une lyre. Le poète latin est lui aussi inspiré des dieux, puisqu'il en est l'interprète. Être désigné, il se distingue du reste des humains par ce « don » qui lui est fait, mais reste profondément « homme », avec ses faiblesses.
Outre les poètes antiques, que nous lisons toujours (Homère, Virgile, etc.), une figure mythique se détache lorsqu'on évoque la poésie des origines : Orphée. Selon la légende, Apollon lui aurait fait don d'une lyre, et les Muses lui auraient appris à en jouer. Orphée devient ainsi capable de charmer les animaux, mais aussi les arbres et les rochers. Il participe d'ailleurs à l'expédition des Argonautes, et son chant parvient à charmer le serpent gardien de la Toison d'Or. Lorsque son épouse Eurydice, voulant échapper aux avances d'un dieu, est mordue par un serpent, et meurt, Orphée est inconsolable : il se rend à l'entrée des Enfers et, grâce à son chant et à sa musique, réussit à attendrir Charon, le passeur, mais aussi le chien Cerbère, et même Hadès.
Hadès permet à Orphée de ramener Eurydice à la vie, à une condition : il ne doit pas se retourner vers sa femme avant d'avoir revu la lumière du jour. Mais Orphée ne parvient pas à respecter cette condition : juste avant d'arriver à la lumière, il se retourne – et perd définitivement Eurydice. Orphée donne ainsi de la figure du poète une image double : il est celui qui reçoit un don, et qui est proche des dieux, en même temps qu'il est profondément homme. Il permet également de mettre l'accent sur une fonction fondamentale du poète, celle de l'enchanteur, grâce à la puissance du lyrisme et aux liens qui unissent poésie et musique.
Remarque : la figure d'Orphée, poète inspiré, a été également inspirante – qu'on pense aux Métamorphoses d'Ovide, à l'opéra de Monteverdi, au film de Cocteau, etc.
2. Le poète : un être à part
Le terme « poète », utilisé en français, a été formé à partir de la racine « poieïn », qui signifie « faire, créer ». Un poète est donc avant tout un créateur, celui qui fait œuvre – mais la matière qu'il travaille est spécifique, puisqu'il s'agit des mots. Il se distingue des autres créateurs pour plusieurs raisons :
- le poète est en partie lié au sacré – le sacré n'est pas forcément l'expression d'une religion, mais peut renvoyer à une manière enchantée, spirituelle de voir le monde ;
- d'autre part, le langage est à la fois l'outil le plus banal de la communication, et la forme la plus haute de la spécificité humaine – l'instrument du poète est de ce fait très proche de chacun d'entre nous, mais nous avons tous l'intuition du fait que les mots, malgré leur utilité dans le quotidien, sont magiques : lorsque nous donnons un nom à quelque chose ou à quelqu'un, nous lui donnons en quelque sorte naissance, et nous reconnaissons son existence ;
- enfin, la capacité qu'a le poète de faire vibrer cette part « non-utile » du langage se traduit également par une forme de virtuosité. Le poète énonce des idées ou des images surprenantes – et il les formule dans une langue qui, puisant dans le même dictionnaire que le langage de l'échange quotidien, s'en écarte pourtant. Il est celui qui fait rimer les mots entre eux, qui fait chanter la phrase selon un rythme : il redonne aux mots leurs sonorités, et leur beauté. Tandis que le langage courant confond le mot et la chose, le langage poétique fait retrouver aux mots les plus banals leur « image sonore ».
3. Le poète et le citoyen
Le poète occupe une place spécifique dans la société. C'est un artiste, c'est-à-dire un homme « inutile » : son œuvre n'apporte rien de matériellement nécessaire à la société. Il est donc méprisé par la société bourgeoise (cf. les poètes maudit du XIXe siècle) pour laquelle la valeur première est le travail – au sens utilitariste du mot. Cependant, il est en même temps un homme nécessaire : son œuvre parle au cœur et aux sens de l'homme, elle apporte un enrichissement émotionnel ou spirituel.
C'est cette ambivalence qui explique les différentes fonctions que le poète a pu se voir attribuer, ou revendiquer lui-même :
• Le poète prend en charge l'Histoire d'un peuple, ou les grands événements qui l'ont marquée, et il les porte par sa voix. Il les fait résonner, les magnifie grâce à l'ornement poétique, et les transmet : la poésie est alors du registre épique (Ronsard, La Franciade).
• À l'opposé de cette fonction par laquelle le poète s'unit à toute une société, un autre rôle lui fait dire les mouvements les plus intimes du cœur.
Dans ce cas, le poète n'est plus l'interprète d'un groupe : il cherche par son lyrisme à exprimer les sentiments et émotions qui l'étreignent (Ronsard, Sonnets pour Hélène, Du Bellay, Regrets).
Cependant, en étant ainsi profondément personnel, le poète se fait proche de chacun : en effet, le lyrisme de l'auteur renvoie le lecteur à ses propres expériences et sensations.
Les Romantiques ont particulièrement revendiqué cette facette de la poésie : Lamartine affirme ainsi avoir remplacé « les cordes de la lyre par les fibres mêmes du cœur de l'homme ». Pour ces poètes du XIXe siècle, les sentiments (dont la souffrance) sont essentiels, et les règles de l'écriture poétique doivent s'assouplir pour permettre l'expression vraie de ce qui est ressenti.
• Mais si le poète est proche de chacun lorsqu'il exprime ainsi ses émotions, il est en même temps différent des autres : parce qu'il est capable d'écouter les mouvements de son cœur, parce qu'il cherche à traduire ce qu'il éprouve, parce qu'il transforme ces expériences vécues en mots capables d'aller vers les autres. Il a donc d'une part une sensibilité exacerbée, d'autre part le désir d'aller vers l'art.
Baudelaire, dans L'Albatros (Les Fleurs du Mal), compare le poète à l'oiseau du titre : majestueux dans les airs, capable de s'élever là où les autres ne vont pas – mais de ce fait à l'écart des autres hommes, et inadapté au monde quotidien : « Ses ailes de géant l'empêchent de marcher ». Vivant dans un univers autre, le poète est, toujours selon Baudelaire, celui qui voit le monde comme une « forêt de symboles » (Correspondances).
De nombreux poètes s'inscrivent dans cette lignée : ils revendiquent un regard différent porté sur le monde. C'est ce que signifient ces vers de Cadou (poète du XXe siècle) :
« Celui qui entre dans la demeure d'un poète
Ne sait pas que les meubles ont pouvoir sur lui
Que chaque nœud du bois renferme davantage
De cris d'oiseaux que tout le cœur de la forêt »
On voit que la fonction du poète peut alors devenir une fonction « éclairante ». Par son attention aux objets ou aux êtres, il nous révèle le quotidien sous un autre jour.
• Rimbaud, à la fin du XIXe siècle, se définit comme un « voyant ». Partant du mot, de sa polysémie, de ses sonorités, il cherche à dire dans sa poésie la multiplicité du monde – que notre langage quotidien tend à nier. Tandis que le langage commun rejette la complexité et le mystère, le langage poétique doit aller vers l'inconnu, rechercher l'inédit afin d'élargir la pensée, la faire naître.
Le poète acquiert ainsi le statut de celui qui dit une vérité non soupçonnée. La vérité poétique n'est pas une vérité scientifique, elle ne se démontre pas ; mais elle est un voile qui se lève, une découverte – parfois autour d'un élément qui semblait pourtant très familier. Le paradoxe poétique est là : alors même que la poésie est au plus loin de la science, elle peut révéler une forme de connaissance et de vérité.
« Voilà pourquoi
Je dis la vérité sans la dire »
Paul Éluard, « L'Habitude », Capitale de la douleur).
• Enfin le poète est celui qui, par les mots, essaie d'entrevoir le monde autrement. Il peut aussi être celui qui guide ses lecteurs (et plus généralement la société) vers des idées ou un engagement. La poésie a alors une fonction politique :
« Je serai, sous le sac de cendre qui me couvre,
La voix qui dit : malheur ! La bouche qui dit : non ! »
(Victor Hugo, « Ultima Verba », Les Châtiments).
« Et c'est assez pour le poète d'être la mauvaise conscience de son temps »
(Saint John Perse).
« La poésie est une insurrection »
(Pablo Neruda).
Conclusion
Le poète a donc des places non seulement variables, mais surtout apparemment antithétiques : dans et avec la société lorsqu'il est porteur de sa mémoire et de son histoire ; exilé de cette société par une sensibilité personnelle ; proche de chacun dans son lyrisme ; ou encore « à l'avant » de la société, comme la proue d'un navire, quand il cherche à entrevoir ce qui n'est pas encore.
[1] Le premier des poètes, capable, selon la légende de charmer la nature et les bêtes sauvages, par la magie de ses chants et de sa poésie. Orphée est associé à un mythe célèbre : ayant perdu Eurydice, sa femmme bien-aimée, il obtient des dieux l’autorisation d’aller la recherche aux Enfers. Mais il la perdit de nouveau en ne respectant pas la condition qui lui avait été imposée : ne pas se retourner pour la regarder avant d’être revenue à la lumière du jour. Orphée incarne le poète par excellence, mage, prophète et magicien.
[2] Association de sensations de natures différentes qui trouvent une correspondance entre elles.
[3] Il est le dieu du commerce, le gardien des routes et des carrefours, des voyageurs, des voleurs, le conducteur des âmes aux Enfers et le messager des dieux.